Face à notre existence et à l’ensemble du monde qui nous environne, la question qui se pose à nous en tout premier lieu est celle de la nature du réel dont nous faisons partie. Qu’en est-il de la nature du réel ? Quelle est sa consistance ? Celle du roc ou celle d’une ombre ? Sur quel abîme débouche-t-on quand on explore l’infiniment petit, l’infra particulaire ? Quelle est la nature de cette énergie dont on nous dit qu’elle est un équivalent matière ? A ce niveau, que désignent réellement les mots d’énergie et de matière ? Dans quel océan se perd-on quand on explore l’infiniment grand, l’univers des myriades de galaxies en expansion et de leurs zones mystérieuses ? La vitesse de la lumière est-elle indépassable ? Et qu’advient-il de ce que nous appelons matière lorsqu’elle est atteinte ?
Dans quelle mesure le monde de mon expérience quotidienne existe-t-il en dehors de la représentation que je m’en fais à travers mes cinq sens et de l’interprétation que mon cerveau veut bien m’en donner ? Mais alors la question rebondit. Quelle est la réalité de mon cerveau et la fiabilité de ses interprétations ? Si tout cela n’est qu’une construction mentale, une forme d’illusion, quelle est la connaissance de cette illusion, son ultime fondement ?
Depuis que l’homme réfléchit, il est affronté au mystère du réel. C’est contre la réalité du monde qu’il se cogne. C’est sa propre réalité qui lui fait problème. C’est face à tous ces phénomènes qu’il est en quête de sens et se heurte à l’éventualité du non-sens. L’interrogation naît de ce que nous sommes. Elle peut être source d’angoisse. Nous sommes tous, ou du moins presque tous, habités par des angoisses liées au seul fait d’exister. Certains parmi nous ne les supportent pas et finissent par s’effacer de ce monde en se suicidant. Les plus nombreux emploient l’essentiel de leur vie à s’en divertir. Ils finissent par être trop occupés par leurs habitudes, leurs obligations familiales, leurs tâches professionnelles, les causes auxquelles ils se dévouent, pour trouver le loisir d’y faire face. Ambulent, ambulent, ne tenebrae comprehendant. Ils marchent, ils déambulent, pour ne pas avoir à affronter les ténèbres.
Seul ceux qui ont le courage de faire face au réel, lucidement, peuvent exorciser cette angoisse et devenir des hommes et des femmes de foi. C’est-à-dire des hommes et des femmes qui font confiance au réel, quelle qu’en soit la nature ultime. Il est en effet dangereux de s’accrocher à des croyances et à des illusions, mais libérateur d’accepter de se confronter au réel. Si tu veux vivre ta vie en plénitude, bannis de toi toute crainte. N’ai jamais peur. Jamais peur du réel, quel qu’il soit.
Du bon usage des sciences et de la connaissance
Face à l’opacité du réel, l’humanité, au fur et à mesure qu’elle s’éveillait à la conscience d’exister, a amorcé deux démarches pour essayer d’en percer le mystère. Deux démarches qui se sont progressivement séparées l’une de l’autre jusqu’à finir, au fil des millénaires, par apparaître contradictoires. Leur opposition n’a cessé de s’accélérer au cours de ces derniers siècles, surtout en Occident. Elles constituent encore aujourd’hui deux approches radicalement différentes du réel.
En se tournant vers l’extérieur et en étendant systématiquement son observation des êtres et des choses, l’homme s’est mis à analyser leur mode de fonctionnement, à établir entre les phénomènes des relations de cause à effet, à construire des modèles d’interprétation du monde. C’est ainsi qu’est née peu à peu la démarche scientifique. Elle a permis un décodage de plus en plus fin des processus naturels, une pénétration toujours plus profonde dans l’intelligence des phénomènes qui nous entourent et qui nous constituent. Elle a entraîné la conquête d’une certaine maîtrise technique sur nous-mêmes et sur notre environnement. La civilisation dont nous jouissons actuellement dans nos pays encore appelés industrialisés est en quelque sorte le sommet scientifico-technique de cette démarche « exotérique », c’est-à-dire tournée vers l’extérieur.
Par ailleurs, en se tournant vers l’intérieur de lui-même et en étant de plus en plus attentif à sa perception de l’être, l’homme est parvenu à la conviction que tout ce qui existe est redevable d’un réel sous-jacent qui le dépasse totalement. D’un réel qui est d’un autre ordre. Qui ne se laisse pas emprisonner dans les catégories d’espace et de temps à travers lesquelles nous interprétons l’expérience que nous faisons du monde. Un réel qui est de l’ordre de l’indicible. Certains hommes sont ainsi parvenus à la conviction que le visible a sa racine dans une conscience invisible, que tout ce qui existe est l’expression plus ou moins densifiée, opacifiée, d’une pensée qui le précède, non pas seulement en terme de temps mais surtout en termes de réalité. Ainsi est née la démarche que j’appelle « ésotérique » au sens étymologique du terme, c’est-à-dire tournée vers l’intérieur, préoccupée avant tout d’entrer dans l’intelligence du dedans des êtres et des choses, de sonder les profondeurs de leur être et d’en dégager l’ultime signification.
D’un côté les sciences, de l’autre la connaissance. Jusqu’à ce jour, ces deux démarches, exotérique et ésotérique, trop hâtivement esquissées ici, se sont exclues l’une de l’autre. La première, tel un bulldozer, ouvrant la voie du progrès technique, la seconde semblant refermée sur elle-même et condamné à répéter sans fin les données de la tradition qui transfère, de génération en génération, les intuitions fulgurantes perçues dans le passé. L’une conquérante. L’autre apparemment stérile.
Les choses se sont encore compliquées avec la constitution de religions qui ont structuré, figé, codifié, les intuitions de la tradition telles qu’elles pouvaient s’exprimer en un temps déterminé, dans un lieu particulier et en fonction d’une culture donnée. Ces religions ont ainsi conféré à leurs institutions, et à leurs formulations nécessairement relatives de la vérité, une valeur d’absolu. Allant jusqu’à prétendre détenir, de façon objective, immuable et universelle, le dernier mot sur le comment des choses. Au nom de leur vérité qu’elles considéraient comme la Vérité, elles se sont crues autorisées à imposer aux penseurs et aux chercheurs leur version, anachronique parce que datée, du réel.
Cette extrême matérialisation, dans les institutions humaines à caractère juridique et au pouvoir parfois coercitif, de ce qui aurait dû rester de l’ordre de l’indicible, de l’ordre du subtil transmis de conscience à conscience, devait inéluctablement conduire à la catastrophe. L’ésotérique se dégradait en exotérique sans adopter les méthodes scientifiques qui seules fondent sa légitimité, le seul argument retenu n’étant plus que l’argument d’autorité. L’Occident chrétien a ainsi connu le règne de la censure et de l’Inquisition, qui ne pouvait que provoquer une violente réaction. Trop de penseurs en quête de liberté, trop de « déviants » en ont fait les frais, jusqu’à en mourir brûlés sur les bûchers. Ils attendent encore aujourd’hui ne serait-ce qu’un geste de réhabilitation. Je me sens pour ma part solidaire de tous ceux que les autorités en place dénonçaient comme hérétiques, comme sorciers ou sorcières pour pouvoir les éliminer en toute légalité. En toute bonne conscience. Même si le fait d’être hérétique ne confère en lui-même aucune infaillibilité, même si le fait d’être dénoncé comme sorcier ou sorcière ne confère pas automatiquement des qualités chamaniques, dans mon panthéon personnel ils sont les « saints » dont j’honore la mémoire en premier lieu parce qu’ils sont les martyrs de la liberté d’agir et de penser.
Au XIIe siècle, les Arabes, qui étaient alors les véhicules de la culture, introduisirent en Occident la pensée aristotélicienne. Son adoption par l’Eglise romaine au XIIIe siècle provoqua – du moins par sa partie logique, à portée universelle, et non par sa partie cosmologique, liée elle-même à l’état des connaissances de l’époque – une première faille dans le système. Faille que la Renaissance et la Réforme vont amplifier jusqu’à donner naissance à la science moderne dont toutes les conquêtes vont désormais se réaliser comme autant de victoires sur l’obscurantisme religieux. Victoires orchestrées ensuite par la philosophie des Lumières. C’est ainsi qu’est né le mouvement de sécularisation qui caractérise notre société occidentale : mouvement de conquête de l’autonomie du monde profane par rapport à un domaine supposé sacré, dédaigneusement laissé aux bons soins des religions et dont les limites rétrécissent de siècle en siècle, comme une peau de chagrin.
Cette lutte légitime contre l’emprise des institutions religieuses s’est accompagnée, sans discrimination, d’un rejet complet de toute recherche qui suivrait les voies de l’intériorité. L’accroissement du champ des connaissances s’est effectué, en toute bonne conscience, aux dépens de la transmission et de l’approfondissement de la Connaissance. En élucidant les énigmes du monde, nous avons cru en résoudre le mystère. En nous émancipant, à juste titre, des tutelles religieuses qui, à travers leurs dogmes, prétendaient indûment à un magistère concurrent du magistère universitaire, nous avons, en bloc, évacué la dimension ésotérique de la vie. Sa dimension intérieure. Par réaction. Par malentendu. Par erreur. Sans doute sommes-nous, dans la crise que traversent actuellement nos sociétés, en train d’en payer le prix. Espérons que nous sommes simultanément en train d’en vivre les derniers épisodes.
Entendons-nous bien, mon souhait n’est nullement que nous fassions marche arrière. Il n’est pas question de gommer les siècles que nous venons de vivre. Dans l’évolution de notre civilisation, ils ont accompli une tâche qui était à accomplir. Ils ont opéré une purification. Une catharsis. A leur insu, ils ont libéré la Connaissance des mains de ceux qui prétendaient en détenir les clés. De ce point de vue, nous devons même pousser leur logique jusqu’à son terme. Mais, en contrepartie, ils nous laissent aujourd’hui démunis. Comme des hémiplégiques. Tout un pan de notre vie est paralysé. Nous sommes submergés de connaissances, mais nous avons perdu les voies de la Connaissance. Nous avons besoin de rééducation. Il nous faut réapprendre à respirer. Apprendre à récupérer les deux temps qui devraient rythmer toute vie humaine, à savoir l’exploration du vaste monde jusqu’en ses périphéries les plus lointaines (et pas seulement dans le sens spatial du terme) et le retour au centre ; l’ouverture sur l’extérieur et le recueillement dans l’intériorité de la conscience ; l’extension de nos savoirs et l’intensification de la connaissance que nous pouvons avoir du réel quand nous sommes pure attention à ce qui est.
Il nous revient de réconcilier science et conscience, et pas seulement au sens moral du terme. Par-delà la prétention des religions à gérer notre intériorité. Il nous revient de réconcilier connaissances et Connaissance, progrès scientifiques et techniques et réceptivité aux messages que peuvent encore nous transmettre les traditions, si nous savons relativiser le côté nécessairement conditionné de leur expression. Pour que nos connaissances ne nous conduisent pas jusqu’au fond du gouffre, nous avons à réapprendre le bon usage de la Connaissance.
Extrait de l’essai « Du bon usage de la vie » – Bernard Besret