La performance réalisée par Marina Abramovic en 2010 au Moma de New York semble simple et anodine.
Une femme est assise dans une salle du musée pendant 3 mois, 8 heures par jour et les visiteurs s’assoient en face d’elle et la regardent dans les yeux pendant 1 minute. Pourtant, cette performance est une vraie prouesse, autant physique que mentale. Être assise chaque jour sans bouger pendant 8 heures, sans parler et regarder des milliers de personnes en face est un vrai voyage au cœur de soi.
Il faut dire que la Dame a du vécu, la performance de Marina qui m’a le plus touchée est « Rythme 0 », réalisée en 1974. Elle avait disposé sur une table 76 objets, certains servant au plaisir et d’autres à la douleur et pendant 6 heures, les visiteurs pouvaient l’utiliser comme un objet, jouant avec cette poupée vivante aux guises de leurs envies ou de le leur perversité. Elle explique que cette expérience avait été profondément éprouvante.
Mais là n’est pas le thème d’aujourd’hui. Ce qui est frappant dans la performance du Moma n’est pas tant la prouesse de cette performeuse exceptionnelle que la réaction de nombreux visiteurs, touchés en plein cœur par son regard profond. En 1 minute, certaines personnes fondent en larmes, malgré les autres visiteurs, malgré la froideur de l’endroit, malgré l’absence de mots.
Loin de moi l’idée de dénigrer la profondeur du regard de Marina, cette femme a vécu tant de choses que son âme est abyssale, mais les pleurs ne viennent pas de là. Ces pleurs des visiteurs sont la marque de leur solitude, de leur vulnérabilité, de l’absence de liens, propre à notre société dans l’hier, dans le demain, dans l’ailleurs.
L’homme ne sait plus être là, ici et maintenant et il a perdu le chemin qui le relie à lui-même. En passionnée de philosophie, je me souviens vaguement d’une théorie obscure et lycéenne : la dialectique d’Hegel. L’homme définit son identité par rapport à l’autre, à cet autre qu’il n’est pas et qui lui sert de boussole pour mieux se définir.
Mais l’autre se perd dans une consommation outrancière d’images, de relations superficielles, d’informations virtuelles. L’homme a confondu le signal et le bruit, ce bruit qui n’a plus de cause ni d’effet, cette information continue qui n’a plus d’histoire, ces rendez-vous ratés avec nos rêves au profit de la navigation volage de désirs sporadiques.
Les gens s’assoient face à Marina, 1 minute, ne disent rien, regardent dans ces yeux et perçoivent, si ce n’est comprendre, la vacuité de leur choix, le sentiment de s’être perdu dans la forêt, l’immobilisme insupportable d’être face à un soi-même qu’on ne reconnaît plus.
Regarder un inconnu dans les yeux, pendant quelques minutes n’est pas chose aisée. Ces miroirs de l’âme, nous les craignons vides et tristes et nous cachons, sous couvert d’une bienséance de bon aloi, la profonde vulnérabilité dans laquelle cela nous plonge. Car, à l’instar d’Hegel, je crois que regarder l’autre au fond des yeux est un chemin vers soi, comme la marque présente et indéfectible de notre unicité. Mais être unique, c’est aussi être seul et à l’heure des smartphones et des réseaux sociaux, reconnaître et accepter notre solitude, c’est tout un programme !
On trottine, on zézaye, on affuble de sobriquets la moindre des choses, pensant que l’action ou la définition de tout ce qui traverse nos journées trompera cette vérité structurelle et accablante : on né seuls, on vit seuls, on meurt seuls.
Plonger son regard dans celui d’un autre reste un des moyens les plus rapides, les plus simples et les plus efficaces pour retrouver le chemin de soi. Marina nous en a donné un magnifique exemple alors, merci à elle et à vous de jouer !