Le pull trop grand d’Anna

Emmitouflée dans un pull devenu trop grand, je reprends un café et je regarde mon jardin gentiment s’endormir à l’approche de l’hiver. Les fleurs que j’ai planté au printemps ne sont plus qu’un lointain souvenir ; les arbres exhibent leur squelette sous les regards torves ; le gazon camp retranché pue la putréfaction. Finalement, la vie pers toujours son combat contre le temps. Dans l’entrée, mes valises attendent leur taxi. Plus jamais, je ne remettrais les pieds ici !

Les enfants n’ont plus vraiment besoin de moi. J’en ai 3, le premier s’est gaiement envolé il y a quelques semaines. Qu’y a-t-il de plus égoïste qu’un enfant quand le commence à écrire son histoire ? A la rentrée, il a intégré une prépa, à Paris. Pendant, l’été, nous lui avons trouvé une chambre confortable sur le faubourg Saint Germain. Il loge chez une vieille célibattante, ostensiblement fière d’un maquillage racoleur et de jeans slims à la limite du grotesque, quoique… ai-je le droit de juger ? Malgré la pitié qu’elle m’inspire, je m’en suis faite une alliée, elle veille sur mon petit, vous comprenez ? Mon second fils ne porte pas l’école en odeur de sainteté. Tout semble le heurter, partisan du moindre effort, c’est l’Adolescent dans toute sa splendeur : mou et sans intérêt. Les yeux rivés sur son téléphone portable, Il semble vivre une vie parallèle dont j’ignore tous les codes. Parfois, je vais voir son facebook mais je n’y trouve pas vraiment d’info et puis, j’ai trop peur de trouver les échanges explicites dont il semble friand. La petite dernière vient de rentrer en 6iéme. Elle ne me ressemble pas, c’est une meneuse de groupe. Avec ces deux grands-frères, elle a fini par s’imposer dans une force tumultueuse. C’est avec le second que les relations sont compliquées. Alors qu’elle n’était qu’un tube digestif hurlant sa crispation, il avait perdu sa place de petit garçon chéris à sa maman. Je ne pouvais pas être partout, il fallait bien que je tente de calmer les cris, quand bien même je la berçais dans les larmes, les tympans ivres de sa détresse intestinale. Il a été tellement dur avec elle, brutal, jaloux. J’ai lutté vous savez ? J’ai essayé, je vous le jure, car j’y croyais ! Mon rôle était parfaitement clair : j’étais une mère, la maîtresse d’un foyer confortable, des exigences dignes de séries télé, des promotions racoleuses d’intérieurs design audacieux, des enfants sortis de magazines de modes. Ce que je visais, c’était la famille Ricoré, ce mirage hérité des pubs de mon adolescence. « Le soleil vient de se lever, on est heureux de retrouver, l’ami Ricoré » qui vient toujours au bon moment… l’enculé Ricoré !

Aujourd’hui, je suis ailleurs, je les regarde se bâcher comme ils disent et je ne suis plus là. Pendant longtemps, je n’étais nulle part. Nous devrions trouver un mot pour cette terre inconnue où les mères de famille entre deux âge se meurent en silence. Nous devrions trouver un mot pour cette douleur sourde qui n’est faite que d’indifférence : je disparaissais et cela ne faisait aucun bruit. Les enfants, je les ai eus trop tôt, à l’époque où je croyais encore que la vie pouvait être simple : prendre soin de son clan et être aimée dignement en retour, dans la quiétude d’un foyer harmonieux. J’avais encore des lambeaux d’enfance collés partout ; sur mes joues déjà trop rondes, sur mon imaginaire nourris de clichés simplistes, sur mes ambitions désuètes.

J’ai rencontré mon mari au lycée, en Terminale et comme il avait choisi de faire son droit à Bordeaux, je l’ai suivi et j’ai commencé une fac de Lettres, voix de garage que ne m’aura toutefois éclairé que sur mon incompétence à écrire. En deuxième année, je tombais enceinte. Oui, je dis « tomber » car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une chute lente qui prouve, s’il en est besoin, les forces de la gravité matrimoniale. Largement subventionnés par nos beaux-parents, mon mari a achevé son droit et j’ai investi le rôle de la pondeuse mondaine. Spécialisé dans le droit des affaires, il est devenu une référence à Bordeaux. De contrats juteux en procès gagnés, il m’a construit cette belle maison, royaume éthéré de mon cœur aseptisé. Ma vie était un cliché, j’arrive presque à en rire aujourd’hui.

Vous imaginez bien la suite ? Des maîtresses, of course ! Mais pas n’importe lesquelles, Monsieur peaufiné au fil des ans son gout pour le dégueulasse ! Ses infidélités ont commencé pendant que j’étais enceinte de mon second fils. A l’époque, il s’arrangeait pour rester discret, choisir des femmes que je ne connaissais pas, des aventures sans lendemain que je pouvais feindre ignorer. Mais depuis deux ans, il a choisi de « se partager » avec une de nos vieilles amies. Après quelques années en Italie et fraîchement divorcée, elle s’est pointée à Bordeaux. Immédiatement, j’ai vomi tout ce qu’elle représentait : son indépendance, son style sexy-classe, son assurance. Alors le poids de la gravité, exponentiel, a accéléré ma chute. J’allais tomber plus bas que jamais je n’aurais pu l’imaginer.

Je me souviens parfaitement du jour où cela s’est produit. C’était en hivers, ma fille avait une gastro, j’avais donc passé la nuit à lui tenir la tête au-dessus du saut. A midi, mon mari m’appelle pour « m’annoncer la meilleure, Mathilde est revenue ! Je lui ai proposé de prendre l’apéro, tu t’en occupes ? » Courses, ménage, préparation d’apéro dînatoire, feu dans la cheminée et tenue que j’imaginais tendance et cool. Bruno prenait une douche quand elle a sonné : superbe, sophistiquée, détestable. Mathilde nous a raconté ses joies et ses tristesses. L’épopée de l’enfant du siècle ! L’amour fou avec Giacomo qu’elle avait rencontré aux beaux-arts de Paris. Leur installation à Milan, le cabinet de design, le succès et la cassure de l’amour fusionnel. Non, elle n’avait pas d’enfant, elle n’avait malheureusement pas trouvé le temps ! Passionnée de tout, éprise de liberté, elle ne se sentait pas la fibre maternelle. Elle poussait le vice jusqu’à mimer l’admiration pour ces femmes qui, comme moi, se sacrifiaient ; prenaient soin de leur progéniture, avant d’être mise au rebus sans autre forme de procès qu’un vague signe de main. Je regardais Bruno, la langue pendante et les crocs acérés. Alors ma vie m’est apparu comme un lisier porcin. J’étais grosse, mal fagotée, une mémère avant l’heure. Ma conversation était aussi ennuyeuse que mon quotidien, exsangue de péripéties. Ma seule fantaisie était d’aller, tous les mardis soir, au cours de Zumba : une folle furieuse !

A partir de cet instant, je sombrais lentement dans une dépression éprouvante. Je trouvais réconfort à portée de main, ou plutôt, de cuillère. Les placards dégueulant de Nutella, crème de marron et autres délices et notre belle ère industrielle, je développais une relation d’attirance- répulsion passionnelle, c’est avec eux que je baisais fiévreusement ; aussi violemment que possible.

J’aurais voulu ressembler à George Sand, je me suis trompé de vie. J’avais pourtant le pouvoir de faire d’autres choix ! Chaque jour, je me suis complainte dans le rôle d’une victime consentante. Je trouvais des excuses pitoyables : le contrat de mariage que mes beaux-parents m’avaient forcé à signer et qui me laisserait dans le plus total dénuement, les enfants qui avaient besoin de stabilité familiale, l’amour qui finirait bien par revenir… Dès le départ, Bruno et Mathilde voulaient vivre leur histoire au grand jour. Ils avaient passé l’âge de se cacher, vous comprenez, alors lorsqu’il m’a proposé l’inacceptable, j’opinais du chef. En homme généreux et en père attentionné, il a proposé de se partager, il passerait une nuit sur deux à la maison. Il n’y aurait donc aucune fin à l’humiliations ? C’est à cette période, au fond de la piscine, que je donnais l’impulsion à ma vie pour revenir à la surface.

En âme perdu qui cherche son chemin, je m’inscrivais sur Gleeden, un site de rencontres adultérines. Au début, je réprouvais de n’être qu’un corps. Je n’avais jamais connu d’autre homme que mon mari et j’avais besoin que le sexe soit transcendé par l’amour, fusse-t-il totalement factice. Après plusieurs échecs pathétiques, je changeais de stratégie : photos clairement érotiques, échanges lapidaires et rencontres purement charnelles. Je ne perdrais plus mon temps dans un romantisme de supermarché. J’avais besoin de me sentir désirée pour exister dans mon corps, j’avais besoin de n’être qu’un sexe béant et inondé, je voulais qu’on me prenne aussi bestialement que possible et peu à peu imbiber mon identité de femme de son aura charnelle implacable. Après quelques mois, j’avais exploré plus de corps que ma mémoire ne pourra jamais en stocker. Je me sentais belle, sexuelle mais salis. Le temps était venu d’utiliser cette belle énergie à des fins plus nobles.

Je posais cartes sur table : je vivais l’inacceptable, cela méritait une compensation. Bruno financerait mon projet de traiteur à domicile. S’il y avait un seul talent que j’avais cultivé durant toutes ces années de mère au foyer, c’était bien celui de cuisinière ! Comme je manquais de méthode et que j’ignorais comment créer une clientèle, je me formais auprès d’un chef et je payais à prix d’or un site internet, une promotion web ciblée. Au bout d’un an, je livrais tous les midis une clientèle de cadres et tous les soirs, une clientèle familiale. Le concept était simple, un « menu maison » unique, à livrer. Je faisais la cuisine et embauchais un jeune livreur à qui je taillais des pipes, mémorables selon ses dires. J’ai toujours eu un grand besoin de succion, névrose d’un bébé non allaité probablement… Les mois passants et ma clientèle devenant bien plus fidèle que mon mari, je proposais une forme d’abonnement qui allait faire décoller mon chiffre d’affaire et durablement renforcer ma confiance en l’avenir.

Hier soir, j’ai passé le dernier cap. Lorsque Bruno est rentré, j’étais magnétique. Il a passé la porte surpris, m’a complimenté sur ma « sexytude ». Je me suis mise à genoux, j’ai ouvert sa braguette et… J’ai fourré son caleçon de ma demande de divorce. Il m’a fait valoir que je n’avais droit à rien, la maison, le compte en banque, je pouvais faire une croix dessus. Décidément, j’ai épousé un gentleman ! Peu m’importe, j’ai déjà trouvé un local pour travailler avec un appartement au-dessus.

Emmitouflée dans mon pull devenu trop grand, j’ai fini mon café. Je ne laverai pas la tasse, il la trouvera quand il rentrera ce soir. On sonne à la porte, il est temps de quitter cet endroit.

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