Je te connais, toi qui choisis de trainer tes lourdes guêtres sur les chemins boueux de mots qui taillent. C’est au bord du précipice, attiré par le vide morbide d’un néant prometteur que tu te sens vivant. Mieux vaut encore une souffrance déchirante à la contemplation désuète d’un monde merveilleusement imparfait.
Je te connais, toi qui a besoin de lutter pour sentir, encore un peu, le souffle de la vie irriguer tes muscles et ton cœur. Chaque jour plus rabougri, misérable et sec, tu voues un culte au dieu Quichotte, enchanté de sa lune terne. Tu t’illusionnes d’un pouvoir gargarisant, chimère sublime de tout ce que tu ne seras jamais.
Je te connais, adorateur d’un Damien écorché qui croit encore, malgré les années, que scander de belles paroles mène à la rédemption. Tu te nourris de mots qui heurtent, de mots qui coupent ta gorge à vif. Adepte du sel sur la plaie, tu la regardes suppurer : ainsi donc, j’existe. « J’en chie donc je suis ! » aurait dit le jeune philosophe avant de grandir, avant de comprendre…
…Avant de comprendre qu’une vie est une fin en soi, avant de comprendre que chaque instant est un miracle, avant de comprendre que la paix est une victoire.
Je t’aime avec tristesse, toi qui refuses la résignation tranquille de celui qui ne cherche plus à laisser sa trace. Tu pourrais pourtant faire d’autres choix. Écouter avec douceur les gens qui te portent, comme un oiseau blessé, au fond de leur cœur. Gouter le miel de jours pour que chaque instant porte un parfum de butineuses joviales. Comprendre que c’est toi le miracle. Rien de plus beau ne sortira de tout cela, car c’est toi le sens de la vie.
Je t’aime avec tristesse, toi qui paies la double peine de ta condition mortelle. Ton temps limité, rien ne t’oblige à le gâcher dans des attentes stériles, des regrets surannés, le refus de ta condition limitée. Dépose ton fardeau et regarde le monde d’un œil paisible : les couleurs de l’automne, la fraicheur d’un matin clair, la crème de marrons… Ne vois-tu pas qu’une belle vie, ce n’est que cela ? Prendre chaque seconde avec courage et en faire des phares face aux naufrages.
La mélancolie n’est pas une preuve de grandeur ; c’est une abdication; une renonciation à la simple joie d’être ce que tu es.
Je t’aime avec tristesse, toi qui ouvrira un jour les bras, vulnérable et fier, à la quiétude de lendemains incertains ; toi qui auras déposé les armes ; toi qui auras séché les larmes. Il n’y a pas d’urgence, va à ton rythme : j’ai tout mon temps. Moi, je suis celle qui était, qui est et qui restera. Lorsque tu ne seras plus, je continuerai à me souvenir de toi : celui qui jamais n’accepta la joie simple de n’être qu’un homme et qui se refusa, dans sa soif d’absolu, la source d’un quotidien serein.