Le parfum qui fait tiquer

Il est des instants où même les bulldozers infatigables doivent rester en veille immobile. Repos imposé par la lenteur des hommes, par leur rêve improbable et destructeur : « Que je puisse obtenir tous les bienfaits de la vie sans prendre de vrais risques ! » La peur des hommes face à l’inconnu me consterne doucement, mais j’ai appris à ne plus m’insurger. Face à la lenteur, aucun combat ne peut être gagné ; il faut avancer au rythme de l’escargot poussif et agonisant, bavant ses dernières forces sur le bord du chemin.

Alors, en attendant qu’ils parviennent au check-point décisif de leur adhésion, je me cultive. Ma vie parmi vous est ainsi ponctuée d’actions frénétiques, de coups de frein brutaux et… d’attentes. Pourtant, le temps est votre seul bien réel. Qu’est-ce qu’une vie, sinon du temps qui vous est gracieusement offert ? Lorsque je vois ce que vous en faites, j’ai presque de la peine. Soit ! C’est votre problème, pas le mien, n’oubliez pas que je suis immortelle, la manière dont vous dilapidez cette ressource ultime est de votre responsabilité, pas de la mienne. J’avoue, j’ai la critique facile, je vous prie de me pardonner. Je sais que mon immortalité me confère un atout majeur : je n’ai pas peur. Mon cœur ne connaît pas l’étau de la mortalité. Je ne vieillirai pas, je ne tomberai pas malade, je serai encore alors que rien ne sera plus et c’est ici que l’absurdité de votre condition me semble pathé…tique: vous avez peu de temps et la peur qui vous ronge vous empêche de vous enivrer du fiel de la vie. Au lieu de profiter de chaque seconde, au lieu vivre pleinement, vous cherchez quelque illusoire protection et vous refusez l’idée que la vie est une maladie mortelle.

Durant mes instants d’immobilisme imposé, je me délecte de vos œuvres : « Le parfum » de Suskin et son histoire de tique… Grenouille est un magnifique exemple de la condition humaine. L’homme qui n’a pas d’odeur et qui sent pourtant toutes les fragrances du monde est comparé par l’auteur à une tique sous l’écorce d’un arbre. Elle ralentit son métabolisme, ne grandit pas, ne pense pas, elle ne bouge pas : elle attend qu’une odeur la réveille. C’est l’odeur du sang qui signera la fin de son hibernation tempérée, l’odeur de la vie, l’odeur d’un corps animé et chaud. Alors, elle se laissera mollement tomber jusqu’à la peau. Elle déchainera enfin ses crocs pour perforer la membrane chaude et elle se gorgera de fluide vital. Dix fois grossis, elle se laissera finalement tombée, lourde et repue, exta…tique. Puis elle se trainera lourdement vers un nouvel abri, brulera sa rapine au fil des saisons et mourra, son devoir de tique accompli.

La vie d’un homme ressemble parfois à s’y méprendre à la vie d’une tique et je dois avouer que ces jours-ci, je me sens moi-même apa…thique. Pour l’heure, mon rôle est de trainer mes fesses de déesse indolente dans la forêt, proie volontaire ; de transporter et de nourrir les parasites élus. Car il ne faut pas se méprendre, afin de préserver l’immobilisme général, les hommes se choisissent des règles et des individus prompts à la gabegie du sang des héros, impossible de passer au travers.

Souvent, les mu…tiques ne comprennent pas qu’ils sont à eux seuls des univers entiers de possibles. Trop occupés à se scruter les uns les autres en chien de fusil, ils cherchent cet autre qui pourra leur fournir une miette d’éternité : dépendances affectives, intellectuelles ou financières, la peur les tétanise. Ils voudraient se sentir vivants et libres, honorables et pacifiés ; tels des Candides en chemin, ils n’ont pas encore compris qu’ils sont leur seule solution ; que dans l’autosuffisance mentale réside la seule véritable noblesse. Votre adage populaire parle du beurre et de l’argent du beurre ; certains vont même jusqu’à évoquer l’antre humide et chaude de la jolie crémière alors j’ai une information pour vous : vivre comporte des risques et vous ne pourrez pas tout avoir. Il vous faudra bien choisir entre l’immobilisme rassurant et la peur de l’évolution. Il vous faudra bien choisir entre l’héroïsme hasardeux et la quiétude des lendemains. Ceux qui acceptent le risque d’être en vie ; non comme une fatalité, mais comme la validation merveilleuse de la théorie de Darwin, portent sur leur dos les tiques qui se prélassent, se réchauffent et se répètent. Ils portent l’humanité toute entière vers ce qu’elle a de plus fragile et de plus magnifique : le doute. Car finalement, avez-vous le choix ?

Pandore, la première femme à déchainer toutes les plaies imaginées par ce psychopathe de Zeus. Depuis, vous connaissez la mort, la maladie, la vieillesse, mais aussi… l’espoir : merci, Prométhée ! Vous vous débattez dans votre condition absurde, conscients de votre fragilité. Vous vivez sous le règne de la peur et beaucoup font les mauvais choix ; des choix de tiques. Par peur, ils stagnent, ils attendent que la grandeur passe sous leur fenêtre. Alors ils s’y cramponnent de toute leur force, ils ignorent leur capacité de créateurs, de pourvoyeurs de beauté. Ils ne sont pas à blâmer, c’est qu’ils n’ont pas reçu le souffle de l’espoir, tapis au fond de la boite de Pandore. C’est qu’ils n’ont pas su, au moment où le vent leur apportait la chaleur de la confiance, agripper l’envie à pleines mains et l’enfoncer au fond de leur cœur. Le vent est passé, le souffle s’en est allé et ils sont restés là, à attendre un signe plus clair et plus tangible.

Devenus tiques, ont-ils d’autres choix que d’attendre patiemment les proies merveilleuses ? La question reste ouverte, la réponse, singulière. Comme toujours, c’est le premier pas qui signera l’engagement. Se dire, droit dans les yeux, sans honte, mais sans appel : « Je suis une tique et je choisis de devenir une panthère, quoiqu’il en coûte ! »

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